La coque noire du Mario C. contrastait avec la ligne de flottaison au minium qui surnageait à la surface du bassin. Sous les rayons obliques du soleil, les panneaux de cale ouverts en accordéon brillaient comme des cuivres. Des hommes casqués en combinaison de travail fourmillaient autour. Et, surplombant le navire de tout l’éclat de sa peinture blanche, le château se dressait, énigmatique.
« Montez ! cria-t-il en agitant la main. Nous parlerons là-haut. »
Le marin me faisait signe depuis la coupée. Il se confondait avec la couleur de la muraille.
— Là-haut ? » répétai-je, incrédule. Les transactions se menaient habituellement sur le quai. Pierrick avait été formel. Si tu montes à bord et qu’il t’arrive un pépin, on n’est pas couvert.
Dans la mise en garde de mon coéquipier, certaines choses relevaient de pénibles questions d’assurance. Un navire marchand n’a pas une identité clairement définie et remonter jusqu’à l’armateur en cas de litige peut s’avérer compliqué. Ensuite, j’étais en période d’essai. Prétextant de son expérience au long cours, Pierrick avait aussi laissé entendre qu’une sorte de menace particulière pesait sur moi parce que j’étais une fille, et cette remarque m’avait piquée au vif. Le Mario C., comme la plupart des cargos que nous visitions, naviguait sous pavillon de complaisance. Une boîte aux lettres dans un paradis fiscal l’exonérait des lois du travail les plus élémentaires. Cette pratique laissait supposer des salaires au plancher, une protection sociale inexistante et un respect très relatif des droits humains. Il m’apparut néanmoins que Malte, dont la célèbre croix de Saint-Jean flottait en haut du mât, présentait moins de danger que, disons, Antigua-et-Barbuda ou Sao Tomé-et-Principe que j’étais encore incapable de situer sur une carte.
Là-haut, en territoire maltais, le marin donnait des signes d’impatience. J’attrapai l’attaché-case sur la banquette, un modèle dont la coque en plastique imitait le métal à la perfection. Puis je m’engageai sur l’échelle, les pieds légèrement en travers pour éviter de glisser. Mes baskets adhéraient au platelage, mes doigts effleuraient la main-courante et je me sentais légère. Sans la mallette qui tapait contre ma cuisse, j’aurais pu me croire au départ d’une excursion dans cette île lointaine dont le drapeau rouge et blanc faseyait en plein ciel.
En haut des marches, je fus surprise de découvrir un homme de petite taille, d’allure juvénile, qui déclara être le second capitaine. Son masque de protection anti-Covid et son bonnet de laine, roulé à la hauteur des sourcils, dissimulaient presque entièrement son visage. À l’image du reste de l’équipage, il était entièrement vêtu de noir. Dans son cas, cette couleur jetait un éclat mauve dans ses yeux. Il serra le poing.
« Adrian Raileanu, good afternoon. »
La détente avait été si soudaine que je me sentis comme sur un ring.
— Good afternoon… » répétai-je en me cognant contre ses phalanges.
Sans rien ajouter, l’officier me tourna le dos et se dirigea vers les échelles extérieures qui desservaient les étages du château. Je remarquai qu’il portait plusieurs couches de vêtements superposées. J’ignore pour quelle raison sa silhouette épaissie, son bonnet et ses gants me renvoyèrent l’image d’un gamin qu’on aurait forcé à jouer dehors. Il se dégageait de ses épaules formant un arc une tension palpable.
Les barreaux rouillés m’écorchaient les doigts et, par endroits, des nappes de graisse les rendaient glissants. Le bateau tanguait, ballotté par la houle et j’éprouvai un léger vertige. Le visage fouetté par le vent, Adrian Raileanu se pencha en s’écriant : « JE SUIS DE CONSTANTA, SUR LA MER NOIRE. » Je hochai prudemment la tête sans lâcher ma prise. « VOUS AUTRES FRANÇAIS, VOUS DITES CONSTANTZZZA. » Ces mots sifflèrent à mon oreille tandis que je fouillais mes poches dans l’espoir d’y avoir fourré une paire de gants. Hélas, en pure perte.
En haut, la porte de la passerelle battait le chambranle comme si elle voulait s’arracher à ses gonds. Adrian Raileanu l’empoigna d’une main ferme et je courus me mettre à l’abri.
L'Échelle de coupée (titre provisoire), roman en cours.
Avec le soutien du Centre national du livre